SOCRATE ET ÉCOLES SOCRATIQUES

SOCRATE ET ÉCOLES SOCRATIQUES
SOCRATE ET ÉCOLES SOCRATIQUES

Socrate n’est pas un philosophe parmi les autres; il est le totem de la philosophie occidentale. En chaque pensée qui s’éveille et s’interroge, il revit; en chaque pensée qu’on humilie ou qu’on étouffe, il meurt à neuf. La place exceptionnelle qu’il tient dans notre culture est celle du héros fondateur, du père originaire, qui s’enveloppe dans une obscurité sacrée, et que chacun porte en soi comme une présence familière. Il appartient inséparablement à l’histoire et au mythe de l’esprit. Nous ne connaissons avec certitude presque aucune de ses pensées, et nous le reconnaîtrions dans la rue. Lui qui n’écrivit rien, des monceaux de livres interrogent son énigme; lui qui n’enseigna rien, des systèmes colossaux se réclament de son patronage. Le vrai Socrate est peut-être à jamais enseveli sous sa légende, qui personnifie en lui la conscience philosophique, unité de la conscience intellectuelle et de la conscience morale. L’avènement radical que la tradition lui attribue est, dans une large mesure, une illusion rétrospective, que chacun du reste formule à sa façon. Sa rupture avec les «présocratiques» et son antagonisme avec les sophistes furent peut-être moins profonds qu’il n’y paraît; et la pensée grecque est sans doute moins «socratocentrique» qu’elle ne se présente. Cela dit, il faut bien qu’il y ait eu en cet homme de quoi rendre possibles et la ciguë et Platon.

Comment nous connaissons Socrate

Nous n’atteignons Socrate qu’indirectement, par les reflets qu’en donnent des écrivains très différents les uns des autres, et qui n’ont guère en commun que de n’avoir pas voulu faire œuvre d’historiens. Il devint très tôt le personnage central d’un véritable genre littéraire, la «discussion socratique», qui servit de mode d’expression philosophique à une génération entière; encore n’avons-nous gardé qu’une partie de cette production. Il faut mettre à part l’image que donne de lui la comédie Les Nuées d’Aristophane: c’est la plus ancienne et la plus inattendue, celle d’un maître à penser ridicule et dangereux; caricature que l’historien ne peut négliger, et que le procès de 399 empêche de trouver tout à fait drôle. Les textes essentiels de Xénophon et de Platon, postérieurs à la mort du sage, visent à défendre sa mémoire et à illustrer son action. Xénophon (né en 430) avait connu et fréquenté Socrate. Esprit prosaïque et assez conventionnel, il a souvent été tenu pour le témoin par excellence, à raison même de sa médiocrité; mais l’on ne peut jurer que la médiocrité soit une condition favorable pour peindre Socrate. Avec Platon (né en 427) le problème est inverse. Socrate est partout, ou presque, dans son œuvre; mais c’est un Socrate toujours plus profondément repensé, repris en sous-œuvre, rattaché aux conditions métaphysiques ultimes de sa propre possibilité; de sorte que l’on passe, sans frontière visible, du Socrate de fait à un Socrate de droit, et que toutes les positions ont pu être prises sur la valeur documentaire du témoignage platonicien. On a parfois cru trouver dans les quelques notations d’Aristote le moyen de déterminer ce qui appartient en propre à Socrate. Né en 384, vingt ans familier de l’académie platonicienne, Aristote, bien qu’il n’ait pas connu le maître de son maître, a pu recueillir des informations de première main et les consigner avec un esprit libre de toute fascination. Mais il est philosophe, et son histoire de la philosophie, chargée d’intentions justificatrices, n’est pas exempte de reconstitutions rétrospectives. Au total, ces sources sont déjà des interprétations; en dehors des maigres vestiges d’une tradition antisocratique (Polycratès, Aristoxène), les textes postérieurs en dépendent pour tout ce qu’ils contiennent d’informations non suspectes. La critique hésite encore entre deux voies également épineuses: privilégier l’une de ces sources ou tenter de les accorder.

Vie et mort de Socrate (469 env.-399 av. J.-C.)

Socrate est né à Athènes, d’un père artisan sculpteur et d’une mère sage-femme. Il ne quitta sa ville natale que pour remplir ses obligations militaires, qui lui donnèrent occasion d’étonner par son endurance et par un courage paisible, civique plutôt que guerrier. Sa formation intellectuelle est mal connue; une intense curiosité semble l’avoir porté vers tout ce dont le refus fera plus tard sa gloire: l’investigation de la nature, à la façon des «physiciens» présocratiques, les techniques de la parole, à la façon des sophistes et des rhéteurs. Des déceptions, peut-être des crises, précèdent la découverte de sa vocation. Il avait déjà des disciples quand l’oracle de Delphes, consulté par l’un d’eux, le désigna entre tous les hommes comme le plus sage et le plus savant (sophos ). Stupéfait par cette réponse, Socrate y voit le signe d’une mission divine; il ira désormais par les rues et par les places, questionnant chacun, jeune ou vieux, artisan ou notable. Tous croient savoir quelque chose, et ne savent pas qu’ils ne savent rien. Sous le feu des questions de Socrate, ces certitudes naïves se dégonflent comme baudruches. Lui, au moins, sait qu’il ne sait rien: l’oracle avait raison.

À cette mission d’éveil critique, Socrate apporte toutes les ressources de l’intelligence la plus déliée, celles aussi d’une personnalité pittoresque et fascinante, érotiquement experte à peler les âmes comme des fruits. Sa laideur est consubstantielle à son destin; elle fit plus que toutes les théories pour introduire dans le monde la distinction de l’être et du paraître. Il ne fait rien comme personne, pas même ce qu’il fait comme tout le monde. Naïf et rusé, sobre et sensuel, raisonneur à outrance et un peu fakir, politiquement malaisé à étiqueter, il est ce qu’il n’est pas, il n’est pas ce qu’il est, insaisissable comme la conscience qu’il était fait pour symboliser. Sujet qui déjoue l’attribut, il «existe», dira Kierkegaard. Pour les Athéniens, conquis ou méfiants, il est une énigme: leur propre énigme devenue vivante devant eux, et bien décidée à les empêcher de dormir.

En 399, après la fin catastrophique de la guerre de Péloponnèse, l’épisode sanglant de la tyrannie des Trente et le rétablissement de la démocratie, Athènes eut-elle besoin d’un bouc émissaire? Quelques-uns de ceux qui personnifiaient ses malheurs, Alcibiade, Critias, avaient gravité autour de Socrate. Trois bons citoyens le dénoncèrent comme impie, introducteur de divinités nouvelles et corrupteur de la jeunesse. Ils demandaient sa mort, et l’obtinrent des juges: Socrate s’était défendu avec une ironie qui passa pour de l’arrogance. Pour des raisons de calendrier religieux, la peine ne fut pas exécutée aussitôt; grâce à quoi ne manquèrent à Socrate ni la prison, ni l’évasion possible et fermement refusée, ni les entretiens ultimes avec le petit noyau des fidèles, jusqu’au jour de la ciguë. La parole, ici, doit passer à l’impérissable Phédon , ou, si l’on veut, à la musique transparente que Satie eut le mérite d’oser lui joindre.

La méthode de Socrate

Socrate, c’est d’abord un geste, une interpellation enjouée, secrètement impérieuse. Les hommes vont à leurs affaires, ils exercent ce qu’ils appellent leurs compétences. Socrate lève son bâton, et dit: «Arrête-toi, mon ami, et causons un peu. Non d’une vérité que je détiendrais, non de l’essence cachée du monde; mais de ce que tu allais faire quand je t’ai rencontré. Tu croyais cela juste, ou beau, ou bon, puisque tu allais le faire; explique-moi donc ce que c’est que justice, beauté, bonté.» Ainsi naît le dialogue, au ras de l’activité quotidienne, et la prenant à contre-pied, puisqu’il l’oblige à rendre ses comptes.

L’art socratique du dialogue, en qui se résume la manière socratique de philosopher, tient à peu près dans l’image de la «maïeutique», art d’accoucher les esprits, que Socrate disait tenir de sa mère; encore faut-il ne pas oublier que l’accoucheuse, matrone qui a elle-même passé l’âge d’enfanter, a compétence aussi pour juger si l’enfant est viable ou non, et sait se faire avorteuse au besoin. L’enquête socratique, par l’un de ses aspects, est une recherche spéculative, guidée par l’exigence rationnelle de la cohérence et de la légitimation: aspect que retiendra Aristote, estimant que l’on doit deux choses à Socrate, l’idée de la définition universelle, qui couvre la totalité du défini parce qu’elle en atteint l’essence, et la technique du raisonnement inductif, qui dégage cette essence universelle par la confrontation des exemples particuliers. Mais la réfutation socratique des formules suggérées par l’interlocuteur brise en même temps l’illusion par laquelle, croyant tenir le concept, il se croit en droit de l’utiliser pour juger, et donc pour vivre; aussi, quand il se trouve paralysé par le contact du «poisson torpille» qu’est Socrate, est-il atteint au plus vif; c’est de mal vivre, en définitive, qu’il est convaincu.

Précisément parce qu’elle atteint à cette profondeur, la morsure socratique est féconde, contrairement à la réfutation sophistique, qui peut lui ressembler extérieurement. La joute sophistique est toute verbale; le vaincu ne croira pas en danger les convictions auxquelles il s’identifie, il ne songera qu’à maîtriser à son tour les instruments de sa revanche. L’homme livré à Socrate, réveillé, par la piqûre du «taon», du sommeil dont ses opinions sont les rêves, est devenu une inquiétude, une recherche, une conscience.

Les certitudes de Socrate

Socrate répète qu’il ne sait rien, qu’il n’a rien à enseigner, qu’il n’a pas de disciples. Il n’a pourtant rien d’un sceptique. Faut-il voir dans son ignorance affichée la façade ironique d’un savoir caché, comme en ces statues de Silènes auxquelles le compare Alcibiade dans le Banquet platonicien, et qui s’entrouvraient pour laisser voir la figure d’un dieu? On a autant de peine à croire son «inscience» réelle qu’à la tenir pour feinte. Sans doute peut-on dire qu’il n’est certain d’aucune proposition qui tombe dans le champ du dialogue, puisqu’il est de l’essence du dialogue de ne rien laisser hors de question; mais qu’il est certain de toute proposition qu’il perçoit comme nécessaire à l’ouverture de ce champ, et au maintien de cette ouverture. Ainsi, ce qui constitue l’homme, ce dont il est moralement comptable, c’est ce par quoi il est apte à entrer dans la relation «dialogique»: son âme parlante et pensante, et non son corps, ou ce pseudo-moi qui n’est que l’opinion que les autres ont de lui. Connais-toi toi-même: connais ce qui véritablement est toi. Le bien auquel l’âme aspire est un bien qui relève d’elle; rien n’est vraiment bon que ce dont il n’est pas possible de faire mauvais usage, et c’est la science du bien qui sait faire bon usage de toutes choses, et sans laquelle de toutes choses on risque de faire mauvais usage. Ainsi s’expliquent les inépuisables formules, que la vertu est un savoir, et que nul n’est mauvais volontairement.

Une autre source de certitude est que le dialogue, sous peine de perdre tout sens, désigne l’horizon d’une vérité qu’il ne dépend pas de nous de créer ou de modifier, et qui s’atteste jusque dans la nécessité où nous sommes de nous aider mutuellement pour nous ouvrir à elle. Si le dialogue est l’essentiel du métier d’homme, c’est que nous ne sommes pas condamnés à ne cesser la guerre des opinions que par la violence des tyrans, l’habileté des rhéteurs ou l’arbitraire des conventions. Le dialogue des hommes fait signe et référence à quelque chose qui dépasse l’homme.

De la religion de Socrate, on peut dire qu’elle est ce qu’il lui faut et ce qui lui suffit pour percevoir sa vocation dialectique comme un commandement divin: la voix intérieure de son fameux «démon» n’est-elle pas ce qui l’arrête quand, par geste ou par parole, il est sur le point de manquer à sa mission? Il ne méprise pas la religion traditionnelle, il en effectue les gestes, il respecte ce qu’il y voit de respectable; mais il la pense et la juge en fonction de cette mission.

Les écoles socratiques

Les amis de Socrate n’ont pas tous été des philosophes de carrière; et de ceux qui ont écrit, nous ne connaissons par leurs œuvres que Platon et Xénophon. Sur ceux que l’on appelle un peu injustement les «petits socratiques», nous n’avons que des informations misérables, des anecdotes suspectes, quelques titres d’ouvrages d’une authenticité parfois peu vraisemblable, au mieux quelques fragments. Ils sont d’autant plus malaisés à connaître que la tradition ultérieure, soucieuse de rattacher directement à Socrate toutes les écoles philosophiques de l’Antiquité, leur a volontiers prêté des idées qui ont pu ne prendre forme et contour que chez leurs successeurs plus ou moins directs. Fort différents les uns des autres par leurs doctrines et leur genre de vie, souvent hostiles entre eux, ils symbolisent les aspects partiels du socratisme, devenus autonomes; leur dispersion même témoigne de l’étrange unité de leur maître commun.

Citons au moins Euclide de Mégare, en qui l’influence de Socrate se conjugue avec celles de Parménide et de Zénon d’Élée, et dont les successeurs furent les mégariques, les plus forts dialecticiens de l’Antiquité, précurseurs de la logique stoïcienne; Antisthène, disciple des sophistes tardivement conquis par Socrate, dont il retint l’ascétisme moral plutôt que la passion intellectuelle, ouvrant ainsi la tradition cynique, que son disciple Diogène poussera au point de se faire traiter, par Platon, de «Socrate devenu fou»; Aristippe de Cyrène, fondateur de la lignée hédoniste, dont l’humanisme sceptique et souriant annonce Horace et Montaigne; Phédon d’Élis, moraliste avant tout, dont le disciple Ménédème se rapprochera des mégariques. Une place à part est due à Eschine de Sphettos, que les Anciens ne plaçaient à l’origine d’aucune école philosophique, mais dont les dialogues socratiques passaient pour les plus fidèles à la figure du maître.

L’influence de Socrate

Par Platon, puis Aristote et le néo-platonisme, le «grand socratisme», de son côté, ouvre une histoire qui est celle de la philosophie occidentale. Bien rares sont les doctrines qui ont repoussé le patronage de Socrate. Aux temps hellénistiques, seul Épicure ose en appeler de la conscience mystifiée à l’infaillible sensation, tandis que le prototype socratique du sage sert de thème aux variations de la tension stoïcienne, de la subtilité sceptique, de l’humanisme cicéronien. Plus tard Socrate, anima naturaliter christiana , sera aisément baptisé. Sa figure domine la tradition philosophique, de Montaigne à Descartes, de Rousseau à Hegel, de Kierkegaard à Merleau-Ponty; les philosophies se consolent de se contredire en regardant vers lui. Il inspire jusqu’aux plus regrettables poncifs de la philosophie scolaire. Il hante Nietzsche, son plus grand adversaire. Et l’on peut trouver encore quelque chose de secrètement socratique dans la dénonciation des illusions de la conscience, qui, de Marx à Freud, ont paru sonner le glas du socratisme. Socrate est devenu ce avec quoi l’on n’en finit pas plus qu’avec la philosophie même.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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